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« Quand mon doigt par mégarde... »

CONTACTS : La figure réfère à tout discours intérieur suscité par un contact furtif avec le corps (et plus précisément la peau) de l’être désiré.

Werther. Par mégarde, le doigt de Werther touche le doigt de Charlotte, leurs pieds sous la table se rencontrent. Werther pourrait s’abstraire du sens de ces hasards ; il pourrait se concentrer corporellement sur ces faibles zones de contact et jouir de ce morceau de doigt ou de pied inerte, d’une façon fétichiste, sans s’inquiéter de la réponse (comme Dieu - c’est son étymologie -, le Fétiche ne répond pas). Mais précisément, Werther n’est pas pervers, il est amoureux : il crée du sens , toujours, partout, de rien, et c’est le sens qui le fait frissonner : il est dans le brasier du sens. Tout contact pour l’amoureux, pose la question de la réponse : il est demandé à la peau de répondre.
(Pressions de mains, geste ténu à l’intérieur de la paume, genou qui ne s’écarte pas, bras étendu, comme si de rien n’était, le long d’un dossier de canapé et sur lequel la t^te de l’autre vient peu à peu reposer, c’est la région paradisiaque des signes subtils et clandestins : comme une fête, non des sens, mais du sens.)

Le corps de l’autre

CORPS. Toute pensée, tout émoi, tout intérêt suscités dans le sujet amoureux par le corps aimé.

1. Son corps était divisé : d’un côté son corps propre - sa peau, ses yeux - tendre, chaleureux et, de l’autre, sa voix, brève, retenue, sujette à des accès d’éloignement, sa voix qui ne donnait pas ce que son corps donnait. Ou encore : d’un côté, son corps moelleux, tiède, mou juste assez, pelucheux, jouant à la gaucherie et, de l’autre, sa voix - la voix, toujours la voix -, sonore, bien formée, mondaine, etc.

2. Proust. Parfois une idée me prend : je me mets à scruter longuement le corps aimé (tel le narrateur devant le corps d’Albertine). Scruter veut dire fouiller : je fouille le corps de l’autre, comme si je voulais voir ce qu’il y a dedans, comme si la cause mécanique de mon désir était dans le corps adverse (je suis semblable à ces gosses qui démontent un réveil pour savoir ce qu’est le temps). Cette opération se conduit d’une façon froide et étonnée : je suis calme et attentif comme si j’étais devant un insecte étrange, dont brusquement je n’ai plus peur. Certaines parties du corps sont particulièrement propres à cette observation : les cils, les ongles, la naissance des cheveux, les objets très partiels. Il est évident que je suis entrain de fétichiser un mort. La preuve en est que, si le corps que je scrute sort de son inertie, s’il se met à faire quelque chose, mon désir change ; si par exemple, je vois l’autre penser, mon désir cesse d’être pervers, il redevient imaginaire, je retourne à une Image, à un Tout : de nouveau, j’aime.
(Je voyais tout de son visage, de son corps froidement : ses cils, l’ongle de son orteil, la minceur de ses sourcils, de ses lèvres, l’émail de ses yeux, tel grain de beauté, une façon d’étendre les doigts en fumant ; j’étais fasciné - la fascination n’étant que l’extrémité du détachement - par cette sorte de figurine coloriée, faïencée, vitrifiée où je pouvais lire, sans rien y comprendre, la cause de mon désir)

L’entretien
[…]
Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir. L’émoi vient d’un double contact : d’une part toute une activité de discours vient relever discrètement, indirectement, un signifié unique, qui est « je te désire », et le libère, l’alimente, le ramifie, le fait exploser (le langage jouit de se toucher lui-même) ; d’autre part, j’enroule l’autre dans mes mots, je le caresse, je le frôle, j’entretiens ce frôlage, je me dépense à faire durer le commentaire auquel je soumets la relation.

(Parler amoureusement, c’est dépenser sans terme, sans crise ; c’est pratiquer un rapport sans orgasme. Il existe peut-être une forme littéraire de ce coïtus reservatus : c’est le marivaudage)

Roland Barthes Fragments d’un discours amoureux, Seuil 1977.

 

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Texte recueilli par Olivier Boussard