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Penser le contradictoire …

 Cette ambiguïté de la notion marxiste de vérité, rien ne la montre mieux que l'ambivalence de l'attitude communiste en face du savant : les communistes se réclament de lui, exploitent ses découvertes, font de sa pensée le seul type de connaissance valable; mais leur défiance envers lui ne désarme pas. En tant qu'ils s'appuient sur la notion rigoureusement scientifique d'objectivité, ils ont besoin de son esprit critique, de son goût de la recherche et de la contestation, de sa lucidité qui refuse le principe d'autorité et qui recourt perpétuellement à l'expérience ou à l'évidence rationnelle. Mais ils se méfient de ces mêmes vertus dans la mesure où ils sont des croyants et où la science remet en question toutes les croyances : s'il apporte ses qualités scientifiques dans le parti, s'il réclame le droit d'examiner les principes, le savant devient un « intellectuel » et on oppose alors à sa dangereuse liberté d'esprit, expression de sa relative indépendance matérielle, la foi du militant ouvrier qui, par sa situation même, a besoin de croire aux directives de ses chefs.

Voilà donc le matérialisme pour lequel on veut me faire opter: un monstre, un Protée insaisissable, une grande apparence vague et contradictoire. On me demande de le choisir aujourd'hui même, en pleine liberté d'esprit, en toute lucidité et ce que je dois choisir librement et lucidement, avec le meilleur de ma pensée, c'est une doctrine qui détruit la pensée. Je sais qu'il n'y a pas d'autre salut pour l'homme que la libération de la classe ouvrière : je le sais avant d'être matérialiste et sur la simple inspection des faits; je sais que les intérêts de l'esprit sont avec le prolétariat : est-ce une raison pour que je demande à ma pensée, qui m'a conduit jusque-là, de se détruire elle-même, pour que je l'oblige, désormais, à renoncer à ses critères, à penser le contradictoire, à s'écarteler entre des thèses incompatibles, à perdre jusqu'à la claire conscience d'elle-même, à se lancer à tâtons, dans une course vertigineuse qui mène à la foi? Mets-toi à genoux et tu croiras, dit Pascal. L'entreprise du matérialiste est très voisine. Or, s'il s'agissait pour moi seul de tomber à genoux et si j'assurais, par ce sacrifice, le bonheur des hommes, je devrais sans doute y consentir. Mais il s'agit de renoncer pour tous aux droits de libre critique, à l'évidence, à la vérité enfin. On me dit que tout cela nous sera rendu plus tard; mais c'est sans preuve : comment pourrais-je croire à une promesse qui m'est faite au nom de principes qui se détruisent eux-mêmes? Je ne sais qu'une chose : c'est qu'il faut aujourd'hui même que ma pensée se démette. Suis-je tombé dans ce dilemme inacceptable : trahir au nom de la vérité les intérêts de la classe opprimée ou trahir la vérité pour servir le prolétariat?

·Dans la mesure où il permet une action cohérente, dans la mesure où il exprime une situation concrète, dans la mesure où des millions d'hommes y trouvent un espoir et l'image de leur condition, le matérialisme doit enfermer indubitablement des vérités. Mais cela ne veut point dire qu'il soit vrai tout entier comme doctrine. Les vérités qu'il contient peuvent être recouvertes et noyées dans l'erreur; il se peut que, pour parer au plus pressé, la pensée révolutionnaire ait ébauché pour les rejoindre une construction rapide et provisoire: ce qu'on appelle, chez les couturiers, un bâti. Dans ce cas, il y a beaucoup plus dans le matérialisme que ce qu'exige le révolutionnaire. Il y a beaucoup moins aussi, car ce rejointoiement hâtif et forcé des vérités les empêche de s'organiser entre elles spontanément et de conquérir leur véritable unité. Ce matérialisme est incontestablement le seul mythe qui convienne aux exigences révolutionnaires; et le politique ne va pas plus loin : le mythe lui sert, il l'adopte. Mais, pour peu que son entreprise soit de longue durée, ce n'est pas d'un mythe qu'il a besoin mais de la Vérité. C'est affaire au philosophe de faire tenir ensemble les vérités que contient le matérialisme et de constituer peu à peu une philosophie qui convienne aussi exactement que le mythe aux exigences révolutionnaires. Et le meilleur moyen pour repérer d'abord ces vérités au sein de l'erreur où elles baignent, c'est de déterminer les exigences à partir d'un examen attentif de l'attitude révolutionnaire, de refaire en chaque cas le chemin par lequel ces exigences concrètes ont abouti à réclamer une représentation matérialiste de l'univers, et de voir si elles n'ont pas, chaque fois, été déviées et détournées de leur sens premier.
Peut-être que, si on les délivre du mythe qui les écrase et qui les masque à elles-mêmes, elles traceront les grandes lignes d'une philosophie cohérente qui ait sur le matérialisme la supériorité d'être une description vraie de la nature et des relations humaines.

Jean-Paul SARTRE, les Temps Modemes, « Matérialisme et Révolution », n°9, 1r juin 1946.

 

 

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Texte recueilli par Olivier Boussard