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Le corps fut longtemps méprisé par la philosophie. Platon joue
avec le mot qui en grec le désigne (soma) pour le rapprocher du tombeau
(sema) (Le Phédon)
Du même coup défile un cortège d'évaluations et
de jugements très négatifs qui, régulièrement
et sévèrement, le condamnent. Le corps emprisonne, rive et même
cloue l'âme ici-bas, l'empêchant de prendre son envol vers les
régions plus élevées de la pure pensée. Le corps
nous fait prendre le simple désir pour l'amour (Platon, Le Banquet
et Le Phèdre). C'est ainsi que la philosophie intentait au corps, depuis
ses lointaines origines socratiques et platoniciennes, un procès en
bonne et due forme. Il faudra attendre le milieu du XIXe siècle et
l'avènement des grands courants philosophiques modernes au XXe pour
commencer à voir s'estomper de manière fiable cette méprise.
Le corps accusé
Le corps est tout entier matériel. Son organisation, son contenu, son
fonctionnement et ses visées procèdent du sensible et y ramènent.
Le corps, de ce fait, est de l'ordre du paraître. Il se tient tout entier
dans l'extériorité. À l'opposé de l'être
qui se tient caché au-dedans, qui par sa nature même est tout
en retenue et en discrétion - pudique, en somme -, le corps s'exhibe,
c'est-à-dire se montre par lui-même toujours trop. En tant qu'apparence,
il est une ombre parmi les ombres. Le plus clair de son temps - car il est
dans le temps comme dans son milieu naturel -, il le passe à faire
semblant.
Le corps est singularisation. Il s'oppose par là à l'Idée,
qui est universelle. C'est pourquoi, pour Platon, la dialectique ascensionnelle
doit nous conduire de l'amour d'un beau corps (particulier) à celui
de tous (général), puis à l'amour de la beauté
idéale en elle-même et de la connaissance (universelle). Dans
la cité idéale de la République, le corps contribue à
maintenir les différences et fait obstacle à l'unité
de la cité. Ce n'est pas un hasard si Platon pense à mettre
en commun trois catégories principales : les biens, les femmes et les
enfants. Dans son dualisme, il rattache directement les premiers à
la structure la plus matérielle et donc la plus inessentielle de la
cité. Quant aux secondes et aux troisièmes, c'est par la médiation
des classes d'hommes auxquels ils se rapportent que se posera l'éventualité
de leur communauté.
Le corps est corruptible, dans les deux principales acceptions du terme. Par
lui-même, le corps manque de discernement, de détermination et
de résistance. Il ne sait pas plus renoncer aux tentations et aux plaisirs
qu'il ne sait approuver la nécessité des manques et des souffrances.
D'où la nécessité de le placer sous haute surveillance,
ce qu'aussi bien le stoïcisme que l'épicurisme élaborent,
bien que selon deux méthodes très opposées. Le corps
est intéressé et égoïste ; il ne sait pas le renoncement.
Peu lui importe la réalité du monde à côté
de son intérêt propre et de son bon plaisir. De tous côtés,
il porte la marque de la limitation et de la finitude. C'est lui qui nous
initie à la douleur, qui, défaillant, nous ouvre aux peurs et
aux angoisses de mourir. Et plus nous souffrons à cause de lui, plus
nous devenons mauvais et avons envie de nous venger.
Le corps réhabilité
Nous pouvons alors remarquer que les principaux motifs de condamnation du
corps tournent tous autour d'un même concept : celui de l'inversion.
Le corps est ce par quoi le monde est mis sens dessus dessous. Or, précisément,
c'est cette idée que la philosophie moderne combat. Cinq courants principaux
se dessinent qui viennent réhabiliter le corps et marquer sa prééminence.
- Le matérialisme qui ramène au-devant de la scène économique et sociale les exigences du corps et de la nécessité.
- La philosophie de Nietzsche qui entend en finir avec « les contempteurs du corps ».
- Le bergsonisme en proposant un champ radical d'immanence, dépourvu de tout arrière-monde.
- Le courant issu de la phénoménologie, et en France particulièrement Sartre, Merleau-Ponty et, dans une optique très singulière, E. Levinas.
- La psychanalyse dans son ensemble, et ses principaux prolongements dans
le champ de la « psychosomatique ».
Sous l'effet de ces mouvements de pensée, les soi-disant caractéristiques
rédhibitoires du corps vont être restaurées. On redécouvre
que le corps n'est pas tant donné et naturel que construit et culturel.
Par là, il cesse d'être ce par quoi l'homme tient à l'animalité
; on lui redécouvre une « intelligence » propre, et tous
ses élans sont « spirituels ».
Quoi qu'il en soit, nous ne nous trouvons plus face à un corps d'emblée
entaché de quelque défaut, face à un corps stigmatisé
par des représentations réactives, un corps coupable et toujours
rapporté à quelque manque d'être. Le corps de la modernité
est plein, d'une certaine manière autosuffisant. Cette plénitude
est peut-être sa beauté particulière. À partir
d'elle se dessinent les principales perspectives projetées sur le monde,
« dont le problème - écrivait Maurice Merleau-Ponty -
et pour commencer celui du corps propre, consiste en ceci que tout y demeure
» (Phénoménologie de la perception)
Gilles Behnam (extrait de larticle paru sur le site philosophie du CNDP)
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