les programmes des Cafés | Sommaire de RW | Réagir sur le Forum | Les Café de philo à Reims

Qui veut faire le Dieu fait le diable

 

Il m'est arrivé d'écrire, il y a quelques années et à propos justement de bioéthique, ceci : « Le sacré, c'est ce qu'on peut profaner : le corps humain est sacré. » Je voulais dire qu'il faut le considérer comme inviolable, qu'il ne saurait être réduit au statut d'instrument ou de marchandise, qu:il ne saurait faire l'objet de négoce ou d'asservissement... Et l'on se doute que je n'ai pas changé d'avis. Mais quand Luc parle d'un « Temple » ou de l' « homme-Dieu », if fait davantage . il absolutise cette dimension, il la fait passer de la morale à la religion, de ce que j'appellerais volontiers un sacré de précaution à un sacré de prescription. Je ne suis pas certain qu'on y gagne. Soit, par exemple, le problème des dons d'organes entre un mort et un vivant. Qu'est-ce qui est sacré ? Le corps du donneur? Le corps du receveur? Les deux? Si l'on absolutise le sacré du cadavre, les greffes deviennent à peu près impossibles. Le sacré ne se coupe pas en morceaux... Si l'on absolutise le sacré du corps vivant, c'est le cadavre qui se trouve instrumentalisé, réduit au statut de marchandise, comme un stock de pièces détachées... Si l'on absolutise les deux, on tombe dans des apories qui risquent fort de devenir insurmontables. Entre le respect qu'on doit aux morts et l'assistance qu'on doit aux vivants, comment trouver, s'il s'agit de deux absolus, un équilibre? Je fais davantage confiance à la relativité des situations, des individus, des solidarités. On sait que certains parents acceptent de céder les reins de leur enfant mort, mais pas son coeur, ou pas ses yeux... Au regard du sacré, c'est inintelligible. Mais rien n'est plus sacré ici, je veux dire rien n'est plus respectable, que la volonté des familles: c'est à elles de décider, souverainement, ce qui prouve assez qu'aucun absolu n'y suffit. Ce n'est pas le corps humain qui est sacré. C'est la souffrance des proches, leurs angoisses, même irrationnelles, leur fidélité, même incohérente, à ce qui fut vivant et aimé. La volonté du défunt, s'il l'a exprimée, va jouer un rôle majeur. Cela confirme que ce n'est pas le corps en tant que tel qui est sacré: puisque le respect qu'on lui doit varie en fonction des opinions et des craintes, souvent très profanes, de tel ou tel, puisqu'il dépend, surtout, de la volonté de chacun (quand le sacré est au contraire ce qui commande absolument, à quoi la volonté doit se soumettre). D'ailleurs, si le corps humain était sacré, aurions-nous besoin de comités d'éthique, de débats, de lois? La piété suffirait. Qui ne voit que ce n'est pas le cas?

Cela ne vaut pas seulement pour la bioéthique. Quand Sartre pissa sur la tombe de Chateaubriand, je ne sais s'il eut le sentiment de commettre un sacrilège. Pour ma part, j'y vois plutôt une espièglerie de gosse. Je connais bien ce coin de Bretagne, qui est d'une beauté sublime. Je suis allé m'y recueillir des dizaines de fois. Pourtant, que du sacré soit resté là, sous cette dalle, depuis un siècle et demi, je n'y crois guère. Ou s'il y a du sacré quelque part, il est dans la splendeur de l'océan, tout autour, dans le cri des mouettes, dans la proximité de Saint-Malo, détruite, reconstruite, enfin dans l'émotion, parfois, d'un lecteur fidèle... Prier ? À quoi bon? La beauté du site fait une prière suffisante.

Prenons un autre exemple, qui nous ramène à la bioéthique: celui des manipulations génétiques sur les cellules germinales, celles qui transmettent le patrimoine héréditaire de l'humanité. Qu'il faille s'en méfier, c'est une évidence. La sagesse impose, me semble-t-il, qu'on s'interdise d'améliorer l'humanité: que les manipulations ne soient autorisées qu'à des fins thérapeutiques, jamais à des fins eugéniques - pour soigner des malades, jamais pour créer des surhommes. Mais d'une part ce n'est pas toujours aussi simple (la frontière entre l'eugénisme et la thérapie génique est parfois floue), d'autre part, et surtout, ce n'est pas en fonction de ce que vaut l'humanité qu'on décide de la conserver en l'état (si c'était en fonction de ce qu'elle vaut, pourquoi ne pas augmenter sa valeur par sélection ou manipulation?), ni au nom de je ne sais quel sacré humain : c'est par prudence, c'est par précaution, c'est par peur. Non parce que nous avons foi en l'homme, comme on dit parfois, mais au contraire parce que nous nous en méfions! Non parce qu'il serait un Dieu, mais au contraire parce qu'il n'en est pas un, parce qu'il n'a pas à l'être, parce qu'il ne peut pas l'être. Loin d'aller dans le sens de l'homme-Dieu, la bioéthique se caractérise plutôt, chez presque tous, par le refus de faire de l'homme un Dieu, ce qui supposerait qu'il puisse rectifier librement la création, rivaliser avec le Dieu premier ou défunt, prendre sa place, bref, jouer au démiurge, et c'est exactement, s'agissant des manipulations génétiques, ce qui nous effraie. Croyants et incroyants peuvent s'entendre, et le doivent, sur une position de prudence et d'humilité : on ne corrige pas la copie de Dieu; on ne corrige pas la copie de la nature. Ou si on la corrige ponctuellement quand elle est évidemment fautive (les maladies héréditaires, les handicaps génétiques.) c'est pour lui rendre sa plénitude, sa perfection relative, sa santé, non pour l'améliorer ou la transformer essentiellement. L'homme n'est pas Dieu: l'homme n'est qu'une créature - de Dieu ou de la nature -, et c'est très bien comme ça.

Qui veut faire l'ange fait la bête, disait Pascal. La bioéthique va plus loin : qui veut faire le Dieu fait le diable.

André Comte-Sponville *

André Comte-Sponville dialogue avec Luc Ferry dans La sagesse des Modernes, dix questions pour notre temps, 1999.

 

  les programmes des Cafés | Sommaire de RW | Réagir sur le Forum | Les Café de philo à Reims

Texte recueilli par Olivier Boussard