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Mémoire, histoire, oubli

Kosovo, Palestine, Algérie, Tchétchénie., décidément les hommes ont du mal à tirer les leçons de l'histoire. Ils ont connu l'horreur des guerres, des camps de concentration, des génocides et pourtant "ils remettent ça". L'horreur à elle seule n'est pas suffisante pour décourager les individus de recommencer. Ni la crainte de représailles, ni les commémorations, ni le souvenir d'ailleurs. Il y a naturellement, comme le dit Hanna Arendt, "une banalité du mal", une permanence du mal en chacun d'eux. Eichman en puissance, ils passent du virtuel au réel quand, dit encore Hanna Arendt, ils arrêtent de penser, quand la conscience morale se suspend. Face à ces forces obscures, ils savent, grandeur des hommes, s'imposer une contrainte morale universellement valable, un devoir de mémoire. Pour se rappeler à l'ordre.

Garder en mémoire c'est certes courir le risque de "préparer un plat qui se mangera froid" - le désir de vengeance empêche d'oublier - mais c'est aussi, dans une forme plus modérée, ressentir et pouvoir ainsi évoquer un vécu dont on est capable de témoigner et le rendre vivace. Le ressentiment contre l'offense, l'humiliation, le crime, les génocides... c'est maintenir en permanence l'horreur devant le regard, l'image d'enfants, de déportés, de torturés, de brûlés. "Le ressentiment peut être aussi le sentiment renouvelé et intensément vécu de la chose inexpiable; il proteste contre une amnistie morale qui n'est qu'une honteuse amnésie..." (V. Jankélévitch). Le ressentiment rend le pardon impossible.

Il y a cependant un paradoxe à mêler la notion de devoir qui est de l'ordre de la raison morale à celle de ressentiment qui participe de l'affectivité. Le devoir est de l'ordre de l'impératif, "vous devez faire ceci". Il s'impose car le ressentiment s'émousse, la mémoire fait défaut, la Morale pousse au Pardon et à la Repentance, la Psychanalyse apprend à faire le deuil, l'Histoire rend Objectif. Restons sur l'histoire.

L'histoire est narration du passé : par l'historien, le passé plonge dans la commémoration dont l'objectif est - ou était - de remettre en mémoire mais, et tout le montre aujourd'hui, il sombre dans le nivellement et dans l'amnésie générale. L'enjeu est là : devons-nous laisser la mémoire se transformer en histoire? Ne devons-nous pas nous transformer en témoin? Peut-on faire le deuil et puis oublier l'inhumain : que l'humanité peut détruire l'humanité et mêler à la terre les débris des corps de déportés? Faut-il écouter ceux qui veulent fausser et niveler, diluer les responsabilités ? Quand ce n'est pas réviser voire nier les événements passés.?

A partir du moment où les témoins ont disparu, que peut-il rester d'autre que le discours historique, toujours prudent qui banalise l'horreur et transforme la mémoire en histoire au risque de remplacer le témoignage par un discours équivoque: après tout, le sang sèche vite en entrant dans l'histoire. Alain Finkielkraut dans la Mémoire Vaine à propos du procès Barbie montre le risque qu'il y a à faire entrer des événements dans l'histoire : "Par le fait même que nous attendions, avec eux - les témoins -, le verdict, nous devenions leurs contemporains"... "On a dit un peu vite de ce procès qu'il fut une grande leçon d'histoire... Son prix, au contraire, tient tout entier dans la volonté... d'arracher... les crimes nazis au linceul de l'histoire."
Pourtant l'enseignement de la vérité exige bien l'exactitude du récit mais le récit historique ne met-il pas sur le même plan l'humain et l'inhumain? Pour Ricoeur, contre Arendt, il y a une singularité morale absolue des figures du mal. Il ne faut pas chercher à établir une échelle de l'inhumain, l'inhumain est hors d'échelle. Ceci dit, faire rentrer un événement dans l'histoire ne le dispense de devoir rendre des comptes mais l'histoire comme simple narration ne peut accomplir ni rendre la justice : un devoir de mémoire personnel peut seul conjurer l'oubli de l'intolérable. Comme la tragédie grecque qui sauvegarde le souvenir du malheur, le devoir de mémoire est de rendre inoubliable cette blessure de l'humanité et de la rendre présente en chacun comme souvenir, réellement ressentie.

Cependant pour Ricoeur, s'il y a des risques dans la frénésie commémorative, il y en a tout autant dans la mémoire et ses abus : "Les sociétés souffrent d'une maladie du souvenir dont les symptômes sont visibles : l'impossibilité de faire la paix dans plusieurs régions du monde, des terres gorgées, accablées de mémoire. Les peuples ne se pardonnent pas. Il y a quelque chose d'impitoyable dans leurs blessures. Trop plein de mémoire qui s'apparente à une forme d'oubli".

Tout autant aussi dans la réduction du devoir de mémoire à n'être qu'un spectacle, et non une réflexion. Dans les dernières lignes de l'Eloge de la désobéissance, Brauman et Sivan écrivent : " Quand l'événement politique est réduit à un fait divers pathétique, la pitié paralyse la pensée, l'aspiration à la justice se dégrade en consolation humanitaire. Là réside la banalisation du mal. "

Tout autant enfin, dans un devoir trop penché sur le passé et impuissant à rendre les hommes vigilants sur leur présent. La grande Repentance qui anime aujourd'hui tous les acteurs/auteurs, directs ou indirects d'événements tragiques passés, n'empêche pas des drames humains et inhumains de se reproduire.

Didier Martz

 

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Texte recueilli par Olivier Boussard