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Henri Jorda, Maître de conférence Université
de Reims Champagne-Ardenne avec Didier Martz lors du Café de philo du 10 mai 2003 à Reims |
La nécessité dorganiser et de rationaliser le travail
simpose définitivement à la fin du 18ème siècle,
quand le travail est consacré comme le fondement de la richesse des
nations et comme moyen, pour ceux qui nont rien, daccéder
à la propriété et donc dêtre libres. Alors
quils accordent une place centrale dans le développement économique
aux « ouvriers », les penseurs du moment (les encyclopédistes
par exemple) doutent de la capacité de ces mêmes ouvriers à
améliorer lefficacité des procédés employés.
En effet, si louvrier a pour lui une connaissance pratique, il na
pas le savoir scientifique qui, seul, conditionne lefficacité.
Dailleurs, le rendement importe peu aux gens de métier : ils
sont organisés en corps professionnels où les savoir-faire se
transmettent dans le secret et leur goût du travail bien fait empêche
linnovation technique. Cest à lhomme de science,
à lingénieur, de définir les règles vraies
du travail et aux ouvriers dexécuter le travail selon les prescriptions.
Cette division stricte du travail entre ceux qui conçoivent, parce
quils savent, et ceux qui exécutent, parce quils savent
moins, exige des comportements en adéquation avec les exigences économiques.
Or, lefficacité maximale suppose un procédé de
travail continu, réglé comme une horloge, ne connaissant aucune
entrave, naturelle, humaine ou sociale. Autrement dit, lindustrie traduit
le programme cartésien de maîtrise et possession de la nature
et, pour lappliquer, elle doit lever tous les obstacles : le bon vouloir
des groupes professionnels (lutte contre lassociation des ouvriers),
ou celui des hommes (lutte contre les passions et les déviances).
Leffort de chacun est lexigence première : cest par
le travail de tous que le bien-être général sera possible.
Lassiduité et la ponctualité doivent remplacer linconstance
et la flânerie des hommes. Mais la discipline industrielle, cest
aussi lenfermement en un lieu où lon attend des qualités
spécifiques. Longtemps, la première dentre elles a été
lendurance. Cest pourquoi les enfants étaient mis au travail
dès leur plus jeune âge (6 ans parfois). La souffrance des corps
permet de les rendre résistants, de leur faire supporter des journées
de 14 à 16 heures de travail, dans une industrie où les ouvriers
sont au contact direct de la matière et des rejets du procédé.
Les ouvriers, longtemps jugés de condition inférieure, trouvaient
dans le travail linstrument de leur éducation : il les détourne
des vices et du vol. Les pratiques paternalistes répondront aussi à
ce souci « pédagogique » : laccès au logement
responsabilise louvrier, le jardinage et le bricolage le détournent
des mauvaises activités, lépargne lui assure un devenir
plus certain. Avec le travail à la chaîne, cest la parole
et la pensée qui seront confisquées aux ouvriers : lécoulement
des matières et des produits est tout entier dicté par la direction.
Depuis une vingtaine dannées, lorganisation taylorienne
est jugée dépassée : elle entrave linnovation,
cloisonne les services, interdit la réactivité. Les salariés
sont devenus intelligents car la prescription des tâches et le gouvernement
par les ordres sont contre-productifs, voire impossibles. La chaîne
est remplacée par le réseau : les informations circulent rapidement
pour réduire les délais de réaction et tendre les flux,
et les structures hiérarchiques saplatissent pour favoriser lautonomie
des salariés.
Cette nouvelle forme dorganisation réclame des qualités
particulières. La vitesse : il faut réagir vite, comprendre
et traiter rapidement des informations multiples. Lattention : une panne,
une erreur, un manque de vigilance peuvent occasionner des pertes considérables
quand les flux sont tendus. Le travail en équipe : il faut échanger
des informations pour améliorer la qualité de la production
ou du service. En définitive, le travail est devenu une activité
de stockage, traitement et manipulation des informations qui exige une «
plasticité mentale » et des savoir-être (compétences
sociales, relationnelles). Ce nest plus lengagement maximal des
corps qui est attendu, mais celui des esprits. Les salariés doivent
participer aux décisions (ils collaborent), proposer des améliorations,
construire leur projet professionnel, être mobiles et disponibles. En
devenant les actionnaires de leur employeur, ils appréhendent mieux
encore le projet dune entreprise qui se veut désormais citoyenne,
respectueuse de lenvironnement physique, social et humain.
Pourtant, le contrôle du travail sexerce toujours. Les nouvelles
technologies permettent un contrôle en temps réel des activités
productives et, surtout, chaque salarié contrôle le travail des
autres, quand les primes exigent leffort de tous. Lesprit dentreprise
est lui aussi évalué par lentretien professionnel : cest
le moment où sont définis les responsabilités, les missions
et les objectifs, où lon compare les résultats aux objectifs.
Ce dispositif suppose une auto-évaluation du salarié qui doit
reconnaître ses erreurs, dire ce quil vaut, négocier ses
objectifs, construire sa carrière. Ainsi, ladhésion aux
règles du jeu enferme les salariés dans une organisation où
le conflit doit disparaître, où les clivages traditionnels (patrons/ouvriers)
doivent être abattus pour le profit du plus grand nombre.
Par ailleurs, la réalité des changements organisationnels pose
question. Si lenrichissement des tâches est parfois avéré,
la division du travail demeure dans le verrouillage des informations (codes
daccès). Les tâches peuvent être tout aussi répétitives
et abrutissantes (cf. les centres dappel), les conditions demploi
de plus en plus précaires, et les possibilités de promotion
de plus en rares. Car les postes de travail ont été rationalisés
et lorganisation sest allégée : les plus jeunes
comme les plus âgés connaissent alors les plus grandes difficultés
pour accéder aux emplois (il faut être vite opérationnel,
donc expérimenté), ou pour rester (lusure des corps et
le manque desprit dentreprise réduisent lemployabilité).
Cest bien une manière de penser et organiser le travail qui détermine la manière dont les hommes vivent leur travail et le type de souffrance enduré. Avec le paradigme de linformation, les salariés sont directement atteints dans leur personnalité. Alors que travailler suppose le respect dune discipline, cest la discipline des représentations mentales qui importe surtout aujourdhui : il existe une bonne vision du monde reposant sur léconomie de marché et lesprit dentreprise à laquelle les salariés doivent adhérer sils veulent percevoir le fruit de leur investissement dans lorganisation. Si certains salariés souffrent des efforts que cette adhésion suppose, il nen demeure pas moins que les valeurs du marché et de lentreprise sétendent et que les résistances saffaiblissent. Voilà qui naugure rien de bon pour les salariés daujourdhui et de demain.
Henri Jorda
Maître de conférence
Université de Reims Champagne-Ardenne
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