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LA SOUFFRANCE AU TRAVAIL

Henri Jorda, Maître de conférence Université de Reims Champagne-Ardenne
avec Didier Martz lors du Café de philo du 10 mai 2003 à Reims

 Travail : le mot exprime la souffrance. D’origine, il est le tripalium, instrument de torture à trois pieux. Il est aussi la souffrance des femmes quand elles donnent la vie. C’est encore le travail de la terre : alors que les Anglais ont retenu labor pour nommer l’activité humaine de transformation de la nature, nous avons retenu l’exploitation que cette activité suppose. Enfin, le travail est associé au châtiment : le péché originel a condamné l’homme à gagner sa vie « à la sueur de son front ». Ainsi, le travail est un mal nécessaire, voire une malédiction. Il est opposé à la liberté chez les Grecs. Plus près de nous, c’est l’aliénation qui le caractérise : dans le système capitaliste, nous dit Marx, le travailleur est étranger à lui-même. La sociologie du travail va se constituer en prolongement de cette critique, mais elle va aussi habiller le travail de nouvelles vertus : la socialisation, l’intégration, voire la construction de l’identité. Pour notre part, nous définirons le travail comme une nécessité dont s’abreuvent les entreprises.

La nécessité d’organiser et de rationaliser le travail s’impose définitivement à la fin du 18ème siècle, quand le travail est consacré comme le fondement de la richesse des nations et comme moyen, pour ceux qui n’ont rien, d’accéder à la propriété et donc d’être libres. Alors qu’ils accordent une place centrale dans le développement économique aux « ouvriers », les penseurs du moment (les encyclopédistes par exemple) doutent de la capacité de ces mêmes ouvriers à améliorer l’efficacité des procédés employés. En effet, si l’ouvrier a pour lui une connaissance pratique, il n’a pas le savoir scientifique qui, seul, conditionne l’efficacité. D’ailleurs, le rendement importe peu aux gens de métier : ils sont organisés en corps professionnels où les savoir-faire se transmettent dans le secret et leur goût du travail bien fait empêche l’innovation technique. C’est à l’homme de science, à l’ingénieur, de définir les règles vraies du travail et aux ouvriers d’exécuter le travail selon les prescriptions.
Cette division stricte du travail entre ceux qui conçoivent, parce qu’ils savent, et ceux qui exécutent, parce qu’ils savent moins, exige des comportements en adéquation avec les exigences économiques. Or, l’efficacité maximale suppose un procédé de travail continu, réglé comme une horloge, ne connaissant aucune entrave, naturelle, humaine ou sociale. Autrement dit, l’industrie traduit le programme cartésien de maîtrise et possession de la nature et, pour l’appliquer, elle doit lever tous les obstacles : le bon vouloir des groupes professionnels (lutte contre l’association des ouvriers), ou celui des hommes (lutte contre les passions et les déviances).
L’effort de chacun est l’exigence première : c’est par le travail de tous que le bien-être général sera possible. L’assiduité et la ponctualité doivent remplacer l’inconstance et la flânerie des hommes. Mais la discipline industrielle, c’est aussi l’enfermement en un lieu où l’on attend des qualités spécifiques. Longtemps, la première d’entre elles a été l’endurance. C’est pourquoi les enfants étaient mis au travail dès leur plus jeune âge (6 ans parfois). La souffrance des corps permet de les rendre résistants, de leur faire supporter des journées de 14 à 16 heures de travail, dans une industrie où les ouvriers sont au contact direct de la matière et des rejets du procédé.
Les ouvriers, longtemps jugés de condition inférieure, trouvaient dans le travail l’instrument de leur éducation : il les détourne des vices et du vol. Les pratiques paternalistes répondront aussi à ce souci « pédagogique » : l’accès au logement responsabilise l’ouvrier, le jardinage et le bricolage le détournent des mauvaises activités, l’épargne lui assure un devenir plus certain. Avec le travail à la chaîne, c’est la parole et la pensée qui seront confisquées aux ouvriers : l’écoulement des matières et des produits est tout entier dicté par la direction.

Depuis une vingtaine d’années, l’organisation taylorienne est jugée dépassée : elle entrave l’innovation, cloisonne les services, interdit la réactivité. Les salariés sont devenus intelligents car la prescription des tâches et le gouvernement par les ordres sont contre-productifs, voire impossibles. La chaîne est remplacée par le réseau : les informations circulent rapidement pour réduire les délais de réaction et tendre les flux, et les structures hiérarchiques s’aplatissent pour favoriser l’autonomie des salariés.
Cette nouvelle forme d’organisation réclame des qualités particulières. La vitesse : il faut réagir vite, comprendre et traiter rapidement des informations multiples. L’attention : une panne, une erreur, un manque de vigilance peuvent occasionner des pertes considérables quand les flux sont tendus. Le travail en équipe : il faut échanger des informations pour améliorer la qualité de la production ou du service. En définitive, le travail est devenu une activité de stockage, traitement et manipulation des informations qui exige une « plasticité mentale » et des savoir-être (compétences sociales, relationnelles). Ce n’est plus l’engagement maximal des corps qui est attendu, mais celui des esprits. Les salariés doivent participer aux décisions (ils collaborent), proposer des améliorations, construire leur projet professionnel, être mobiles et disponibles. En devenant les actionnaires de leur employeur, ils appréhendent mieux encore le projet d’une entreprise qui se veut désormais citoyenne, respectueuse de l’environnement physique, social et humain.
Pourtant, le contrôle du travail s’exerce toujours. Les nouvelles technologies permettent un contrôle en temps réel des activités productives et, surtout, chaque salarié contrôle le travail des autres, quand les primes exigent l’effort de tous. L’esprit d’entreprise est lui aussi évalué par l’entretien professionnel : c’est le moment où sont définis les responsabilités, les missions et les objectifs, où l’on compare les résultats aux objectifs. Ce dispositif suppose une auto-évaluation du salarié qui doit reconnaître ses erreurs, dire ce qu’il vaut, négocier ses objectifs, construire sa carrière. Ainsi, l’adhésion aux règles du jeu enferme les salariés dans une organisation où le conflit doit disparaître, où les clivages traditionnels (patrons/ouvriers) doivent être abattus pour le profit du plus grand nombre.
Par ailleurs, la réalité des changements organisationnels pose question. Si l’enrichissement des tâches est parfois avéré, la division du travail demeure dans le verrouillage des informations (codes d’accès). Les tâches peuvent être tout aussi répétitives et abrutissantes (cf. les centres d’appel), les conditions d’emploi de plus en plus précaires, et les possibilités de promotion de plus en rares. Car les postes de travail ont été rationalisés et l’organisation s’est allégée : les plus jeunes comme les plus âgés connaissent alors les plus grandes difficultés pour accéder aux emplois (il faut être vite opérationnel, donc expérimenté), ou pour rester (l’usure des corps et le manque d’esprit d’entreprise réduisent l’employabilité).

C’est bien une manière de penser et organiser le travail qui détermine la manière dont les hommes vivent leur travail et le type de souffrance enduré. Avec le paradigme de l’information, les salariés sont directement atteints dans leur personnalité. Alors que travailler suppose le respect d’une discipline, c’est la discipline des représentations mentales qui importe surtout aujourd’hui : il existe une bonne vision du monde reposant sur l’économie de marché et l’esprit d’entreprise à laquelle les salariés doivent adhérer s’ils veulent percevoir le fruit de leur investissement dans l’organisation. Si certains salariés souffrent des efforts que cette adhésion suppose, il n’en demeure pas moins que les valeurs du marché et de l’entreprise s’étendent et que les résistances s’affaiblissent. Voilà qui n’augure rien de bon pour les salariés d’aujourd’hui et de demain.

Henri Jorda
Maître de conférence
Université de Reims Champagne-Ardenne

 

 

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Texte recueilli par Olivier Boussard